Les gabouris.

Voici la première partie d’un rêve que j’ai fait il y a deux ans, sur la route de Digne-Les-Bains.

 

Dans le train qui me menait vers le sud, rien à faire : l’ennui m’avait gagné, aussi je somnolais, allongée sur la couchette. Les fines parois en bois qui me séparaient des wagons-couchettes individuels tremblotaient. Les conversations voisines me parvenaient et me tiraient peu à peu de mon sommeil. Je me dressai nonchalamment sur mon lit, amollie par la chaleur, et je regardai défiler le paysage. Nous avions atteint la montagne. Des roches, des arbres, des cascades… Oh, un petit écureuil ! Tiens, un renard orange. Puis un sanglier… Mais il est blessé ! Je m’approchai de la fenêtre : une lance fichée dans le flanc, le sanglier dévalait la pente aussi vite que possible. Mais qui avait bien pu le blesser ainsi ? Des grondements rauques retentirent. Non, c’était impossible ! J’observai plus attentivement : mes yeux ne m’avaient pas trompés. Ces silhouettes massives, ces armes rustres, ces cheveux filasses et sales : il s’agissait bien de gabouris. Ils chassaient. S’ils voyaient le train… Trop tard. En rugissant, ils se mirent à lancer des pierres sur le train. Je me reculai à temps de la fenêtre pour éviter un énorme projectile qui brisa le carreau de la fenêtre.

Enfin, on arriva en gare. Je descendis, guettant les alentours, prêtant l’oreille aux conversations. Personne n’avait prêté attention aux gabouris. Tous attribuaient les pierres reçues à un simple éboulement. Je sortis de la gare, sur mes gardes. Très vite, je m’aperçus que la ville dans laquelle j’étais était très très très « cool ». Les gens semblaient planer, et une légère fumée odorante parcourait les rues. Un énorme panneau publicitaire ventait les mérites du joint. J’éclatai de rire. Deux jeunes filles, qui me paraissaient avoir vingt-six et vingt-deux ans, se tournèrent vers moi.

« C’est vraiment génial, cette ville !

Exactement comme on nous avait dit.

Ici, c’est LA ville du joint ! Le paradis de la coolitude !

C’est quoi, ça ? demandais-je.

La cool-attitude, bien sûr !

Ici, c’est en vente libre. Même pour moi ! Je n’ai que quinze ans, et parfois on ne veut pas m’en donner, ailleurs, dit celle qui semblait avoir vingt-six ans.

Même pour moi, parfois, et pourtant je suis majeure, j’ai dix-neuf ans, ajouta celle qui en paraissait vingt-deux. Mais ici, aucun problème, c’est légal ! »

Les deux filles, riant aux éclats, s’éloignèrent, en direction d’une boutique de joints en tout genre. Quant à moi, je consultai le plan de la ville, pour trouver la rue de mon hôtel. Des mugissements attirèrent mon attention. Deux silhouettes massives s’éclipsaient dans la montagne… Les autorités étaient-elles au courant ? Je décidai de faire un crochet par la mairie.

« Bonjour. J’ai quelques petites choses à vous demander, dis-je.

Oui ? répondit la secrétaire de mairie en ouvrant la fenêtre de son guichet.

Quelles sont les dispositions prises pour se protéger des gabouris ?

Des quoi ?

Il y a des gabouris, qui rôdent autour de la ville. Je les ai vus. Ils ne vont pas tarder à attaquer, à mon avis.

Encore une qui a trop abusé des joints, soupira la secrétaire de mairie.

Non, je n’ai pas fumé, je viens d’arriver. Les gabouris ont attaqué notre train. Ils ont blessé un sanglier des montagnes !

Ecoutez, tout cela sont des histoires destinées à effrayer les enfants : les gabouris n’existent plus depuis des milliers d’années ! Alors cessez de nous importuner, nous n’avons pas que ça à faire ! »

Elle ferma la porte de son guichet, visiblement énervée.

Moi, je vous crois ! fit une voix derrière moi.

Je me retournai. Un homme brun, très élégant, dans les trente ans, tenant par la main un enfant qui était sans aucun doute son fils, souriait.

« Je sais que vous avez raison. J’essaie moi-même de prévenir les autorités depuis deux mois, mais personne ne bouge, car personne n’y croit. Et pourtant… Mais venez donc chez moi, je vous expliquerai tout ça. Nous aurons le temps de discuter sans effrayer les enfants. Voyez-vous, ce sont les dix ans de mon fils, aujourd’hui. Il y aura du monde…

L’enfant me fixait timidement mais intensément. L’homme le regarda d’un air attendri. C’était certainement le genre de personne intraitable en affaires mais qui devenait tout doux face à des enfants, et qui aurait fait n’importe quoi pour son fils. J’acceptai l’invitation.

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